Marcelo Dascal |
Est-ce que nous connaissons Leibniz? Se demander cela au début du 21ème siècle, après trois centaines d’années d’études consacrées à sa pensée plurielle, portant sur ses détails ainsi que sur ses principes fondateurs et organisateurs, semble – à juste titre – ridicule. Sans doute nous connaissons sa pensée. Pourtant, il faut ajouter, nous ne la connaissons que « chacun à sa façon », ou bien – comme il le dirait – « chacun à partir de son point de vue ». Bien sur, ce truisme s’applique à toute œuvre d’une certaine envergure, profondeur et magnitude. Mais le cas de Leibniz est quand même exceptionnel.
Cet homme était un véritable « graphomane », capable d’écrire dizaines de pages par jour. De sa vie, il a publié relativement peu, mais il a pris soin de préserver pratiquement la totalité de ses manuscrits, dont la postérité – il en était sûr – découvrirait un jour la valeur. Ces manuscrits, soigneusement consignés à la Bibliothèque Royale de Hanovre, n’ont vu le jour, jusqu’à présent, que partiellement. Dès sa mort en 1716, plusieurs éditeurs, dont pas mal de français, ont fouillé ce trésor, et en ont extrait d’importantes collections, comprenant plus d’une cinquantaine de gros volumes. C’est grâce à leur travail que la connaissance que nous avons de Leibniz, ainsi que sa renommée, se sont progressivement répandues. Pourtant, leurs choix de textes dépendant naturellement de leurs penchants, la connaissance et l’appréciation de l’œuvre leibnizienne en ont accompagné les oscillations.
Quoi qu’il en soit, nous ne disposons toujours pas d’une édition critique complète de cette oeuvre. L’Académie des Sciences d’Allemagne y travaille vaillamment depuis 1923. Mais les environ quarante volumes désormais publiés ne couvrent qu’un tiers du total attendu. A moins que le rythme de ce travail nécessairement minutieux ne s’accélère dramatiquement, nous devrons attendre encore quelques bonnes dizaines d’années pour pouvoir jouir d’une version intégrale rigoureuse de l’œuvre complète de Leibniz.
En jouir? Oui, sans doute. Mais aussi, peut être, s’en sentir accablé. Car, est-ce que la pensée intégrale de cet esprit océanique sera à jamais à la portée de l’esprit limité d’un simple chercheur, pour admirateur enthousiaste du grand maitre et appliqué à l’étudier qu’il soit? Leibniz lui-même, qui comparait la connaissance humaine à un océan, se plaignait souvent du désordre qui y régnait, ce qui empêchait même un esprit prodigieux comme le sien d’en tirer profit. Son projet d’Encyclopédie visait non seulement à ordonner les connaissances pour les rendre accessibles, mais surtout pour en faire l’instrument de nouvelles découvertes:
car en decouvrant tout d’une veue toute cette region d’esprit, déja peuplée, on remarqueroit bientost les endroits encore negligés et vuides d’habitans. La geographie de terres connues donne moyen de pousser plus loin les conquestes des nouveaux pays. On envoyeroit des colonies pour faire des plantations nouvelles dans la partie la moins connue de l’Encyclopedie.
Bien sûr il croyait que le savoir disperse pourrait être soigneusement recueilli, que le désordre pourrait être réparé, et que les moyens « informatiques » qu’il envisageait déjà au 17ème pourraient transformer l’encyclopédie en un puissant instrument du progrès de la connaissance. Mais il s’en doutait si les limitations humaines – y inclus les siennes – nous permettraient soit d’achever cette oeuvre soit, au cas où elle nous parviendrait un jour, de jouir de ses fruits.
Qui ne se souvient pas, pourtant, de cette image puissante de chaque individu ou « monade » exprimant la totalité de l’univers, quoique de son point de vue particulier ? Qui ne se souvient pas – sauf Candide – que dans cet univers tout est relié à tout, que chaque détail ne peut être compris que par rapport à sa place dans le tout, et que ce n’est que globalement que l’on peut juger si ce monde est en effet le « meilleur des mondes possibles » ? Or, c’est dans cette vision métaphysique totalisante, qui pourtant relativise radicalement à la perspective individuelle la connaissance que chaque individu peut avoir, que ce que l’on peut appeler l’éclectisme épistémologique leibnizien se fonde.
Car seule la coopération des savants permettrait à l’individu de surmonter, pour peut qu’il soit, les limitations de ce perspectivisme. Seule elle pourrait approcher l’homme petit à petit de cette vision vraiment encyclopédique de la création, réservée exclusivement à Dieu. C’est pourquoi, pour Leibniz, la connaissance de l’univers ne se construit que par la conciliation et combinaison des fragments de connaissance que chacun de nous en a à partir de sa perspective individuelle. La vision d’ensemble dont les humains sont capables est à jamais une vision coordonnée et multiple, non pas isolée et unitaire. Elle est toujours le résultat d’un travail d’ensemble, dont aucune contribution, pour petite qu’elle soit, doit être négligée.
Retournant à notre question initiale, il me semble que l’on doit appliquer à notre connaissance de ce petit univers qui est l’œuvre leibnizienne, le perspectivisme et l’éclectisme qu’il recommande vis-à-vis la connaissance de l’univers tout entier. Pour cela, il faut ne pas succomber à la tentation toujours présente de réduire cette œuvre à un seul principe ou point de vue, il faut ne pas lui imposer une unité factice qui est celle de l’interprète plutôt que celle de son auteur. Il faut respecter sa propre pluralité de perspectives : ces rapprochements analogiques inattendus entre mondes disciplinaires éloignés, cette métamorphose constante de thèmes et projets qui ne sont jamais abandonnés, cet enrichissement de la texture d’un “système” qui, tout en ne cessant pas d’approfondir ses fondements et de s’élancer vers la découverte du nouveau, est à jamais ouvert, inachevé, en train de se construire et, ce faisant, de s’inventer.
Les interprètes de Leibniz ont du mal à résister à la tentation d’identifier dans son œuvre une « intuition de base », un petit ensemble de notions clé, une discipline dominante dont découle le tout. Mais le fait même qu’à coté de chaque interprétation de ce genre nous en disposons aujourd’hui d’autres du même genre, sans que l’on puisse décider laquelle a trouvé la « vraie clé », suggère que la voie de l’interprétation linéaire et réductrice n’est peut être pas la bonne. Je confesse que j’ai aussi succombé à cette tentation en proposant dans le passé une lecture « sémiotique » de Leibniz. Mea culpa. Et aujourd’hui même, enthousiasmé par la découverte d’une perspective « dialectique » qui permettrait de comprendre le rationalisme leibnizien comme beaucoup plus « souple » que celui, « dur », promu par ses bien connus projets d’inspiration logique et mathématique, je tends à voir dans « l’art des controverses » le noyau explicatif et le modus operandi fondamental de sa pensée. Mais tout indique que pour lire comme il faut ce penseur pluriel, c’est d’une pluralité de clés qu’on a besoin, d’un consortium d’interprètes contribuant, chacun à partir de sa lecture et de son choix de textes privilégiés, quelques pièces à ce mosaïque mystérieux auquel l’idée même que derrière lui se cache un seul « sens ultime » ne semble pas s’appliquer.
Ce qu’il y a d’étonnant – et de passionnant – dans l’œuvre que la monade Leibniz nous a légué c’est le déploiement de « sa » perspective propre à travers une pluralité de vues, dont l’unité n’est jamais donnée à priori, et ne se révèle que pour se cacher à nouveau dans chaque tournant de chaque parcours de lecture de chaque aventurier qui ose y pénétrer. C’est comme si Leibniz lui-même était non pas une monade, mais plusieurs ; non pas un point de vue, mais plusieurs. C’est comme s’il était à la fois un et multiple, un vrai consortium in foro intimo d’une pluralité de perspectives, qui lui permettait de s’élever au dessus des limitations de l’isolement de chacune. C’est là peut-être pourquoi son oeuvre demeure une source intarissable d’inspiration.